La journée commence mal. Christophe est mort. Fini Steve Monite. On change d'hymne à la Villa Médicis de Breusch.
Les mots bleus. 1974. Année de naissance de mon frère. J'ai 7 ans. Je danse mon premier slow avec Aline, c'est ma copine. C'est une catastrophe et je décide de ne plus jamais danser. Touché par ces mots bleus, Eric, mon frère donc, décide de devenir ingénieur du son. C'est une belle année. Giscard est élu président. Libéral, il est jeune mais porte des costumes ridicules. J'ai 7 ans et je porte un tee-shirt "Giscard à la barre". Mes choix politiques étaient tout tracés. Par mon père. Et mon grand-père Edouard. Il reviendra à François, le Fillon par le Mitterrand, de me faire dévier de ce chemin.
Télétravail le matin après Fleuriane, Marinette, le curé, le médecin. Tout le monde vont bien mais les premiers signes d'épuisement liés au confinement apparaissent: ma vieille mère m'appelle 12 fois par jour. Ma belle-mère n'arrête pas de laisser des commentaires sur mon blog. Mon beau-père est devenu un as de Whatsapp et de Youtube. Quant à Isa elle ne parle presque plus sauf à son four. Confinée dans sa cuisine, elle fixe hagarde le micro-ondes en lui parlant. Normal : à force de passer son temps en visioconférence Skype, on perd la boule.
Si la journée a mal commencé avec la mort de Christophe, pour la suite c'est Byzance ou Weyersheim, la capitale de la knack d'Alsacerie: aujourd'hui je retourne au boulot. Le vrai, pas le téléboulot. Dérogation spéciale pour retrouver un bureau, un vrai, avec fauteuil en cuir (at home c'est du skaï), bar secret pour stocker le gel hydroalcoolique, dossiers compromettants et tout et tout. Je suis tout excité à l'idée de revoir des vrais gens, en chair et en os.
Départ 12h30. Je remplis mon passeport Castaner. Et vroum vroum jusqu'à Weyersheim. Le pied. 45 minutes de bagnole. Personne sur le dos. Pourvu qu'on ait un bon vieil embouteillage pour se coller les naseaux aux pots d'échappement de ceux qui nous précèdent. Déception, la circulation est fluide. L'air est pur. C'est nul.
Arrivée au boulot. Dose de gel au calvados. Les contrôles température ne sont pas encore mis en place: ouf! Masque chirurgical. Go! Je monte l'escalier. Bureaux vides. Couloirs déserts. J'arrive devant mon bureau. Ouverture de la porte: personne ne m'a piqué la place: ouf!
Direction la salle de pause pour boire un kawa et aller saluer les collègues. Là, y'a du monde. La vie quoi. Serrage de pinces, mais de loin. Mon Dieu que c'est bon. Retour au bureau. Je vois passer les gens devant ma vitre qui me saluent. Ils ont tous des masques: je ne reconnais personne. J'évite de sortir une grosse connerie. Si Mr Schmidt passe masqué, je ne suis pas certain de pouvoir le reconnaître. Je ne tiens pas à perdre mon fauteuil en cuir sur un malentendu.
Quel beau moment j'ai vécu. Je n'ai jamais été aussi heureux d'aller travailler. C'est donc vrai: le travail c'est la santé. J'ai l'impression d'être en Angola. J'espère que mon chef me lit. Retour at home pour surveiller les artistes qui vont troquer leurs pinceaux pour des ustensiles de cuisine.
Camille a en effet prévu de faire des nems maison. Courses au chinois du coin avec Pierre: les jeunes sont décidément insouciants. Feuille de riz, soja, nouilles de riz, légumes. Sans oublier quelques protéines animales, sinon ce n'est pas bon.
- Arnaud, tu as des chauves-souris à la cave ou au grenier? En Chine, dans les nems, on met de la viande de chiroptères.
- Ben non Camille. Je n'ai pas de grenier, la cave est remplie de 40 années de merdier accumulé, avec celui des enfants en sus. Par contre, j'ai une colonie de vampires dans le toit! Tu bouges pas, je vais voir si elles sont revenues. C'est le printemps. Et elles reviennent chaque année.
- ...
- Ah merde, elles ne sont pas revenues. Elles ont dû rester à Wuhan. Vendues sur le marché pour faire des sandwichs.
- Un batman peut-être?
- J'suis là! Pouf pouf. Mais je ne veux pas finir en nems, mes ailes remplacées par des feuilles de riz. On va trouver autre chose.
- Du pangolin?
- Je n'en ai pas dans les soutes. Y'a Knactor, le hot-teckel-dog mais Solenn ne voudra pas.
- T'inquiète, je vais aller pêcher des crevettes dans le ruisseau en bas du village.
- Non Camille. Tu restes là, on ne dîne pas à 3 heures du matin. Je vais pêcher au congélateur et je reviens.
On déniche finalement quelques crevettes asiatiques elles aussi, ce sera parfait.
Urgences de Mulhouse le 23 mars 2020. Ou cuisine d'artistes à la Villa Médicis |
La préparation commence. Avant l'opération nems, la cuisine ressemble au Labo P4 de Wuhan. Propre, rangée. Ordnung quoi (j'déconne, on est plutôt ambiance bohème, c'est juste pour la cohérence de l'histoire). Chaque objet à sa place, façon feng shui pour les bobos et Ikea pour les prolos. 12 casseroles, 20 poêles plus tard, la cuisine ressemble à la chambre de Pierre ou aux urgence de Mulhouse il y a 3 semaines. Voir photo là. Je passe sur les péripéties de la préparation pour arriver au plus difficile dans les nems: le pliage. Mais avec 3 artisses at home, l'affaire est pliée en moins de temps qu'il n'en faut pour être contaminé par le corona dans un EPAHD. Cuisson à la poêle, sans cramer la maison. On peut déguster 36 nems parfaitement réussis. Merci qui? Merci Camille! Confirmation donc que la cuisine peut-être un art.
Camille Claudel sculptant un nem |
Camille Claudel étranglant les crevettes avant de les faire cuire. Bien être animal... |
Performance artistique en cours |
Camille Claudel cherchant Rodin |
Rodin pliant un nem: Un origami culinaire. |
Camille Claudel surprise par un paparazzi. |
Après avoir englouti les 36 origamis vietcongs, c'est fromages à volonté. Et Crumble aux pommes de Camille aussi avec de la farine de blé noir pour une petite touche bretonne. La vie est belle. Nous sommes abrités sous la glycine fleurie de violet et butinée par d'énormes bourdons. L'eau minérale est rouge. Le confinement a du bon.
Les contaminés du jour:
- Charles de Gaulle. Enfin les marins du Grand Charles. La France n'est plus ce qu'elle était.
Les morts du jour:
- Aline, femme de Christophe qui n'a pas supporté la mort horrible (à Brest!) de ce dernier. Elle s'est suicidée en embrassant sur la bouche - c'est hot - et sans masque le gardien du zoo de Pont-Scorff, en Bretagne qui héberge un couple de pangolins chinois.
La citation du jour:
- Je n'aime que les nems de Camille. Rodin, célèbre sculpteur français qui resta de marbre aux appels au mariage désespérés de la dite Camille. Et qui avait un coeur de pierre, c'est logique.
Bon, je vous laisse. J'ai une terrasse à repeindre. J'espère que les trois artistes vont mettre leurs pinceaux à ma disposition!